— Yo !
— ….
— YO !
— Tu fais quoi Papa, à part te couvrir de ridicule ?
— Je m’essaye à une forme basique de communication.
— Bien, je vais devoir supporter un père qui hurle Yo à tout bout de champ. Et tu vas porter un jean sur les hanches et porter des bonnets à 46 ans ?
— Tss tss ça n’a absolument rien à voir. D’abord je ne fais pas mon âge, c’est le 3638Tonage qui me l’a confirmé et ensuite je ne fais que tenter de reproduire IRL ce qui fait le succès de l’application YO.
— Hein… Jamais entendu parler de ce machin.
— C’est normal. Installée dans le rythme effréné de tes conversations par SMS, Messenger ou Snapchat, tu n’as pas pu saisir toute la subtile et limpide beauté de Yo.
— Mouais… Et ça fait quoi ton Yo ?
— Ça fait yo.
— Et… ?
— Et c’est tout.
— Pourquoi ne suis-je pas étonnée que ce soit aussi nul ?
— Bon, je te le concède : dis comme ça, ça a l’air vraiment moisi et ça sent le vieux coup marketing de concepteurs fatigués.
— Hey Jeff ! What the fuck ! Le head commity nous attend for 30 minutes.
— Shut up Mike please, I’ve got my head like a pastèque. J’ai pris too many tequila shots au Hipster Butt Club yesterday soir.
— Oh shit, did you do the job qu’on avait convenu at least ?
— You rigole ! J’ai barely commencé.
— We are in big trouble man. We have to show them quelque chose ou ils vont être furious.
— Beuargh… sorry. Peut-être we can montrer them the button.
— The button ? Quel button ?
— Le bouton on the app.
— Et qu’est-ce qu’il do ton button ?
— It says Yo !
— And ?
— That’s all.
— Dont’ worry, on va s’arranger. I need to see Ted, il va nous emballer tout ça.
— … Je peux partir ou bien ton monologue est bientôt terminé ?
— Excuse-moi ma puce ! Je pensais à autre chose. Pour en revenir à Yo, cette application se contente en effet de produire la forme la plus élémentaire de communication, un signal basé sur un changement binaire d’état.
— Binaire… Ça me rappelle quelque chose. Ça n’a pas quelque chose à voir avec les calculs en maths que tu essayais de me faire adopter.
— Oh que si. Et j’y reviendrais. Mais tout d’abord, on va revenir aux fondamentaux.
— Je ne voyais pas venir le piège, mais j’ai l’intuition que ça va être très long.
— Pas nécessairement, surtout si tu arrêtes de m’interrompre constamment.
— Je peux respirer quand même ? Ou bien est-ce que cela risque d’interrompre le fil de ta pensée ?
— Le cours de sarcasme, c’est en bas, première porte à gauche. Tu iras approfondir tes talents en la matière quand j’aurai fini.
Ado grincheuse 0 – Parent intraitable 1
— Pour en revenir à ce que j’avais commencé à dire, la transmission d’une information suppose un changement ou plutôt la possibilité d’un changement. Tu conviendras avec moi que un système, une situation immuable, qui ne change pas, est incapable de transmettre le moindre signal.
— Hum… Désolée, pas compris.
— Prenons l’exemple d’une compétition d’athlétisme où se déroule l’évènement phare : le 100 mètres plat. Les sprinters sont dans leurs starting-blocks et ils attendent le dernier ordre avant de s’élancer.
— Il y a Usain Bolt ?
— C’est important ?
— Oui, j’aime bien Usain.
— Alors va pour Usain ! Comme tous les autres sprinters, il attend un seul signal, porteur d’une information basique, élémentaire qu’il espère même pouvoir anticiper.
— Le coup de feu ?
— Oui, le coup de feu. Ou même n’importe quoi d’autre qui puisse rompre avec le temps suspendu jusqu’ici. Ce peut être le bruit d’un tir, une parole brève ou bien même un bras levé qui s’abat avec ou sans drapeau au bout de la main pour en accentuer l’effet. L’information qui doit être transmise dans le cas présent est minimaliste, réduite à sa plus simple expression, manichéenne.
— Mani-quoi ?
— Manichéenne, un adjectif repris d’une religion et d’une philosophie antique qui postule notamment qu’il n’existe que deux types d’actions, les bonnes actions et les mauvaises. Il n’y a rien entre deux, pas de gris, pas de nuances… C’est un peu la même chose ici : on n’attend pas de demi-coup de feu, on ne s’attend pas à ce que le starter baisse à moitié le bras.
— Et si ça arrive ?
— Si ça arrive, tout le monde est perdu, car cela ne correspond pas aux états anticipés du système. C’est le bordel, certains vont partir, d’autres auront un moment d’hésitation et penseront avoir mal interprète le signal avant de s’élancer à leur tour. C’est parti pour un faux départ et tout le monde doit recommencer.
– Mais bon ça ne marche pas avec un vrai sport comme le basket, un sport qui vit, qui bouge.
— C’est parce que les règles du basket sont plus complexes et nécessitent bien plus d’interactions et donc d’informations, mais même dans ce sport il y a une information binaire compréhensible par tous et qui suspend le jeu
— Le sifflet !
— Et oui. Et on peut trouver ce genre de signal simple dans bien d’autre cas de la vie courante. La sonnerie du téléphone qui s’active, le néon d’une enseigne qui s’allume, le Yo envoyé par l’application, une chaussette placée sur une poignée de porte…
— Hein, c’est quoi ce truc avec la chaussette ?
— Euh… Tu as l’éternité devant toi pour l’apprendre, mais justement cela montre également que le signal n’a de valeur et n’est capable de transporter une information que dans la mesure ou le récepteur est capable de le percevoir et l’interpréter. Un sourd profond ne pourra percevoir le bruit du starter, un individu qui n’aurait jamais vu de sa vie un téléphone ne saura interpréter correctement la sonnerie qui s’active.
— Je rêve ou tu viens de me traiter de récepteur ?
— Bah en l’espèce, c’est ce que tu es, Yael. En sciences de l’information, tu es un organisme complexe capable de collecter, traiter, stocker et diffuser l’information.
— Et c’est tout ?
— Tu es aussi the first, my last, my everything.
— Citer Barry White c’est pas trop ringard ?
— Pas plus que de l’avoir reconnu immédiatement. Je t’aime.