Episode précédent – Le Leviathan
— Robinson titube en avançant sur la plage de sable fin. Il est exténué et nu.
— Il faut vraiment qu’il soit nu ?
— Oui Yael, c’est mon Robinson et il est un peu différent de celui de Daniel Defoe. Il est nu, n’a pu rien récupérer de l’épave de son navire et se trouve isolé sur une île perdue du Pacifique et non des Caraïbes.
— Et c’est important la géographie ?
— C’est important pour la crédibilité du récit. J’ai de la peine à accepter qu’un naufragé reste isolé 30 ans dans les caraïbes même à la fin du 17ème siècle, sans compter que dans le roman de Defoe, Robinson aperçoit des phoques et des pingouins…
— Tu t’égares encore, non ?
— C’est parfois bien de s’égarer. On ne fait pas que se perdre, on découvre parfois des chemins de traverse.
— En attendant, ton Robinson tu ne l’aides pas. Il n’a rien, il est perdu… Il vaut mieux l’achever d’un bon coup de noix de coco sur la nuque pour éviter qu’il ne souffre encore.
— Euh, non seulement son décès prématuré n’aiderait pas vraiment le récit mais en plus il a quand même conservé quelque chose qu’il serait difficile de lui retirer.
— Des dents parfaites ?
— Si ça te fait plaisir oui, mais surtout ses connaissances, son savoir, son éducation, ses valeurs, ses croyances, le fruit de sa vie passée, ce que T. Schultz a appelé le capital humain, une notion vulgarisée et développée par un autre économiste G. Becker et pour laquelle il a été récompensé par un prix Nobel en 1992. Même en ayant à coeur de réduire le leviathan à sa plus simple expression je n’ai pas eu le courage d’ôter celà à Robinson.
— Pourtant un bon coup de noix de coco et….
— Ca suffit ! On ne touche plus à mon Robinson, il est déjà suffisamment mal en point. Maintenant, quelles vont être ses priorités depuis qu’il a repris son souffle et ses esprits ?
— Tout dépend.
— De quoi ?
— S’il a froid, faim ou soif…
— Oui mais il peut aussi vouloir explorer le plus rapidement possible les lieux, il peut vouloir couvrir sa nudité si sa pudeur ou ses croyances lui imposent de le faire, il peut vouloir prier pour remercier son Dieu d’avoir survécu… Ses priorités n’appartiennent qu’à lui, pour l’instant on ne va remarquer qu’une chose, il éprouve des besoins hiérarchisés ce qui va déterminer ses actions. Et pour répondre à ses besoins de quoi dispose-t-il ?
— Tout dépend de ce qu’il y a sur l’île.
— C’est ce qui vient immédiatement à l’esprit mais il faut déjà remarquer que cette île et tout ce qu’elle contient ne sont des ressources pour Robinson que dans la mesure où elles ne sont pas contestées c’est à dire qu’il peut en revendiquer la propriété ou plus simplement l’usage.
— Bah s’il est seul sur l’île…
— Justement cela permet de mettre de côté la question de la légitimité de l’appropriation des richesses naturelle. Mais il faudra revenir sur celà quand notre léviathan aura recommencé à grossir. Ces ressources qui, pour l’intant, ne sont que naturelles constituent ce que l’économiste appelle le capital.
— Parce que c’est important ?
— …
— C’est..capital ?
— Ouch ! Oui l’étymologie du mot est latine, voire plus ancienne encore et renvoie à « caput », la tête, et tu conviendras que la tête c’est important. Ceci étant dit et avant que je ne m’égare encore, il faut noter que le capital n’est pas l’unique ressource de Robinson. Il dispose en premier lieu de sa propre capacité à agir sur les choses, une ressource que l’économiste appelle travail. C’est donc par la conjugaison de son travail et de son capital, appelés facteurs de production, que Robinson va pouvoir produire des richesses qui serviront à satisfaire ses besoins.
— Des richesses ?
— Oui des richesses, la noix de coco que tu semblait tant apprécier tout à l’heure c’est une richesse inestimable pour celui qui a faim.
— Mais ce n’est pas Robinson qui l’a fabriquée cette noix de coco.
— Et pourtant, il a fallu la trouver, il a fallu l’ouvrir avant de s’en délecter. Sa pulpe n’est pas tombée directement dans la bouche de Robinson ! De quelle utilité immédiate lui serait une noix de coco cachée, perdue ?
— Alors c’est la même chose pour les mûres que tu as trouvé quand on était perdus dans ce canyon en Espagne ?
— Exactem… Eh ! C’est censé rester privé cette histoire ! Et puis nous n’étions pas perdus, nous avons pris un chemin de traverse justement, un simple petit détour.
— Un détour de 30 heures quand même !
— C’était notre île perdue, rien qu’à nous.